King Kong

Publié le par Spock


« La bête regarda le visage de la beauté et la beauté immobilisa sa main. Et depuis ce jour, la bête devint comme morte ».

 

Si à l’instar des films qui mettent en scène King Kong, celui de Peter Jakson s’inspire du mythe de la belle et la bête, c’est toutefois une interprétation différente qui en est faite ici. Le proverbe arabe cité en exergue et arguant de l’explication selon laquelle la belle aurait tué la bête doit se comprendre à un autre degré de signification. Celle-ci ne se révèle qu’au moment où Jack Driscoll rejoint Ann Darrow au sommet de l’Empire State Building : l’homme apparaît après la disparition de la bête. Cette métaphore traduit l’apparition de l’homme non pas seulement en tant qu’être pensant comme résultat du processus d’hominisation, mais en tant qu’être sentant comme produit de son humanisation.

L’enchaînement des événements qui conduit à la mort de Kong débute lorsque le terrible gorille s’éprend de la belle Ann Darrow. Il est certain que s’il avait dévoré son offrande plutôt que de s’y attacher, il ne l’aurait jamais poursuivi au-delà du mur dressé par les indigènes, ni recherchée dans les rues de New York pour l’emporter au sommet du gratte-ciel où il trouva finalement la mort. Pourtant, le proverbe arabe qui inspire cette histoire peut revêtir une autre signification, comme on peut lui trouver des déclinaisons plus en rapport avec notre thèse. « La Bête regarda la Belle. Son geste meurtrier resta suspendu. Et depuis ce jour, la Bête est comme morte ».

Ici, la belle ne tue pas la bête, elle inhibe ce qu’il y a de plus bestial en elle, sa violence meurtrière. Certes, l’hominisation n’a pas fait de l’homme un être aux instincts apaisés, le qualificatif canaliser convient mieux, car si le développement de l’intelligence nous permis de contrôler nos pulsions destructrices, elle nous donna également une puissance inégalée dans le règne animal. Que peut en effet le pauvre Kong contre la technologie militaire ?

Dans le combat qui l’oppose à l’aviation, la seule différence qui sépare l’homme de la bête, c’est d’avoir intellectualisé la mort et dissocié le geste de la pulsion au nom de la civilisation, cet ensemble de cultures fédérées aux fins de contrôler une violence qui n’est plus celle de la force brute propre à l’animalité, mais l’instrument dématérialisé du pouvoir.

Il faut donc bien voir au-delà de l’apparence première, qui transparaît dans les faits et qui tend à relier la signification de la mort de la bête par la belle, une interprétation plus profonde qui de l’animalité fait naître l’homme et de la transformation de la bête fait émerger l’humain. La distinction est importante, car dans le premier cas le processus est irréversible, dans le second sujet à renversement. Il renvoie en cela à un autre mythe célèbre, celui du docteur Jekyll et de Mister Hyde.

Sous cet angle, la parenté avec King Kong nous amène à considérer le rapport entre deux personnages, le premier figurant l’humain, Jack Driscoll, le second figurant l’animal, Kong. Il n’y a pas ici de transformation physique propre à exprimer le passage entre les deux facettes d’un même individu, mais une relation dichotomique entre deux êtres séparés par leur degré d’évolution. Aussi leur apparition à l’écran ne suit-elle pas une règle stricte, Driscoll ne disparaît pas toujours lorsque Kong apparaît, certaines séquences les mettent en scène tous deux, Kong s’acharnant même à tuer son alter ego. Ce n’est pas la personne physique qui importe toutefois, mais les forces psychologiques qui l’animent.

Le premier membre de cette équation prend forme sur le bateau qui mène l’équipe de tournage dirigée par le cinéaste Carl Denham vers une île hypothétique dont le nom, Skull Island, fait résonance aux légendes de pirates et de chasses aux trésors. Le scénariste Jack Driscoll y tombe amoureux d’Ann Darrow, actrice de musical embauchée au pied levé par Denham.

En vertu de leur dimension humaine et de la croyance selon laquelle l’humain se différencie de l’animal, eut égard à la possession d’une âme immatérielle mue par une étincelle divine et donc parfaite par essence, les sentiments de Driscoll sont purs eux aussi. Ils trouvent leur transcription platonique dans l’écriture d’une pièce de théâtre offerte en cadeau à sa belle comme un présent gage de la sincérité de son amour. Mais Driscoll est aussi mû par des pulsions plus animales, par cette attraction sexuelle que la psychanalyse intellectualise en « énergie psychique », la libido. Mais, que ce soit à l’appel de l’amour ou à celui du désir, Ann ne cède à son prétendant qu’un chaste baiser.

Le second membre de l’équation qui définit le dualisme entre l’homme et l’animal se met en place sur l’île après qu’Ann ait été enlevée par les indigènes et offerte en sacrifice à Kong. Au lieu d’être dévorée, elle devient la protégée du gorille géant.

Si la relation entre la belle et la bête est moins sensuelle ici que dans la version de 1976, il n’en demeure pas moins que Kong incarne la sexualité dans sa dimension animale et instinctuelle. Nous avons donc d’un côté la bête, figure symbolique de la pulsion à l’état brute, sans inhibition, ni contrainte (qui se déchaîne dans des luttes à mort avec les autres prédateurs peuplant l’île), de l’autre l’homme chez lequel la pulsion sexuelle s’est sublimée dans les sentiments et transcendée dans les arts.

Mais pour autant que cette différenciation soit portée par les deux personnages comme représentative de leur nature, elle n’est pas figée, ce d’autant plus que la thèse énoncée ici consiste en l’idée que le film reflète une double métaphore à la fois de l’hominisation et de l’humanisation. De fait, s’il est certain que c’est l’amour qui pousse Driscoll à se lancer à la recherche d’Ann au mépris du danger et au péril de sa propre vie (seule force dont on admet sans contradiction qu’elle puisse être plus impérieuse que l’instinct de conservation), l’attachement de Kong envers Ann dépasse la dimension de la simple possession sexuelle pour se caractériser comme l’expression d’une forme de sentiment.

C’est en cela que réside la transformation de l’animal en humain, lorsque les pulsions bestiales dans leur ensemble (et pas seulement sexuelles) se muèrent en un élan sentimental, sens qui traduit pleinement l’interprétation du proverbe arabe selon laquelle le regard de la belle suspendit « le geste meurtrier de la bête ».

La course-poursuite entre Driscoll qui a récupéré sa bien-aimée des griffes de la bête et Kong auquel son alter ego a volé l’objet de son affection participe d’un comportement typiquement anthropomorphe. Il est le reflet inverse de l’enlèvement d’Ann par Kong ! Au final, Kong ne meure pas tant du fait de la peur et de l’intolérance des hommes que de l’incompréhension envers son comportement qui consista à défendre ce qui lui était cher. Kong est mort d’avoir trouvé un sens à sa vie, l’affection portée à Ann. On n’en aurait pas moins attendu de Driscoll. En d’autres termes, Kong a conquis son humanité par son sacrifice !

N’est-il pas étonnant que cette île, sur laquelle vivent tous les représentants des étapes de l’évolution depuis les dinosaures jusqu’au primate, ne contienne ne fût-ce qu’un seul préhominidé ? Ne serait-ce pas parce l’homme était déjà là, tapi au fond de l’esprit de l’animal, attendant d’émerger à la conscience de soi en réponse à la sublimation de ses instincts ?

Hormis la dimension humaine latente chez Kong, qui se révèle au contact d’Ann, la présence de l’Homme sur l’île du crâne pourrait être figurée par les indigènes. La question est de savoir s’ils sont là en tant que symboles de l’humanité ou comme serviteurs de Kong ? En la matière, ce ne sont pas leurs moeurs cannibales qui invalident la première hypothèse, mais la thèse qui argue de l’humanisation de l’animal. Les indigènes doivent être considérés autrement. Leur rôle cependant n’est pas secondaire.

Au vu de la taille des espèces qui l’habitent l’île doit être immense. Pourtant, le territoire des indigènes est très restreint, une bande de terre délimitée par un mur de cent pieds de hauteur (environ trente mètres). Faut-il voir dans le fait que les indigènes vivent en marge du monde que la frange d’humanité en eux est littéralement réduite à sa plus simple expression ?

Leur comportement très agressif à l’encontre des très rares voyageurs qui abordent l’île est des plus significatives. À tout le moins, les indigènes sont les serviteurs de Kong au sens où un désir irrépressible devient l’instrument d’une pulsion dont il sert à l’expression irraisonnée et à l’alimentation incessante. Sous cet angle, le mur n’assure pas tant une fonction de protection qu’il n’est en lui-même générateur de pulsions en contribuant à leur résurgence permanente. Pour rompre la chaîne de ce cycle infernal, il faut au propre comme au figuré briser le mur. D’ailleurs, la symbolique de ce mur évolue au fil de l’histoire.

Au départ, cette barrière infranchissable est destinée à préserver les indigènes des prédateurs impitoyables qui vivent de l’autre côté. En posant que l’île est la représentation métaphorique de l’esprit humain, ces prédateurs seraient le symbole des pulsions destructrices tapies dans les profondeurs de la psyché et qui définissent la nature propre de l’animalité par la domination de la force brutale de l’instinct dont Kong incarne l’icône suprême.

Puis, la transformation de Kong au contact d’Ann inverse les valeurs. Le mur cesse d’être un garde-fou qui a pour fonction d’assurer le contrôle des pulsions délétères en canalisant la rage meurtrière, pour devenir la frontière comportementale que Kong doit traverser comme première épreuve de son humanisation (la seconde étant le sacrifice). Or, ce que la force brute n’avait encore jamais tenté, incapable d’orienter son énergie vers une fin, les sentiments y parviennent en donnant à la dimension humaine en lui une raison d’être là où la bête ne trouvait qu’un exutoire.

Pour se faire une idée de la façon dont un désir devenu irrépressible peut servir une pulsion, il suffit d’observer Denham. Son expédition a pour seule fin de sauver sa carrière au bord de la faillite. L’histoire se déroule en 1933 lors de la grande dépression. Aucun réalisateur ne se lancerait sans financement et en dépit du bon sens dans une entreprise aussi hasardeuse. Mais, Denham est un individu rusé qui sait retourner n’importe quelle situation à son avantage. Mu par l’appât du gain, cette île ne représente pas seulement pour lui le moyen de sortir d’une impasse, c’est un eldorado duquel il espère retirer une fortune.

Son avidité va bien au-delà de la pulsion ordinaire. La force avec laquelle il contraint son propre instinct de survie est tout simplement stupéfiante. Ainsi, lorsque Kong s’acharne sur le tronc d’arbre sur lequel Denham et quelques marins se cramponnent avec terreur, sa principale préoccupation n’est pas de tenter de les secourir, mais de ne pas laisser tomber sa caméra. Et lorsqu’il se retrouve pendu dans le vide, son comportement ne se distingue pas de celui des tyrannosaures dont la vie est menacée, il cherche à récupérer sa caméra comme ces derniers à croquer leur proie !

S’il n’est pas incompatible pour des individus cupides de continuer à faire des affaires dans un monde qui s’est écroulé du fait même du jeu pervers de leurs spéculations, il est plus rare que l’argent aille jusqu’à prendre le pas sur l’instinct de survie. Pour Brenham, la mort de Kong ne représente qu’une perte financière dont il est convaincu ne pas être le responsable. Pour lui, c’est la belle qui a tué la bête et non la recherche du profit.

Entrer en déni de la réalité ou se réfugier dans un monde imaginaire n’est pas rare face à une menace extrême sur sa vie ou lorsque tout espoir a disparu. Toutefois, si Brenham avait été dans le déni psychotique, le produit du larcin ramené de son expédition sur une île lointaine aurait eu en retour pour effet psychologique – de par les conséquences cataclysmiques induites par la présence de Kong en liberté à New York – de transformer le mal en remède et de le libérer de sa cupidité en lui faisant reconnaître ses tords.

Brenham est au contraire dans le déni des lois humaines et des règles de la nature. Il se nourrit de cette force qui devient un pouvoir, car en écrasant son instinct de conservation, il peut tout oser. Ce qu’il ne voit pas, c’est que son avidité s’est transmuée en un instinct de mort qui au-delà de son existence personnelle menace d’entraîner le monde avec lui dans sa folie.

Avec le retour de Kong à New York, ce qui n’est somme tout qu’une perversion du comportement devient une mise en garde plus vaste adressée à la société moderne dans son ensemble et par extension à la civilisation humaine tout entière. La dernière partie du film se lit comme une inversion de symétrie de la métaphore de l’humanisation de l’animal. Elle délivre un message sur le danger que l’homme représente pour lui-même de retomber dans l’animalité. Sauf que là, ce n’est pas de la nature primitive au sens de première dont il s’agit, mais d’un mal plus sournois qui n’est pas animé par l’instinct de la bête, mais dirigé par l’intellect froid et impitoyable d’une conscience déshumanisée.

Manhattan est le reflet antagoniste de Skull Island, la modernité d’un univers façonné par la technologie et ordonné par des codes sociaux structurés opposée à l’état primitif d’un monde sauvage et hostile régit par les seuls instincts bestiaux. Le danger est partout sur Skull Island, mais il est balisé par le mur entourant l’île et clairement identifié à la force brutale de Kong. Désigner le monstre comme la figure du mal y est chose facile de par sa taille hors de toute proportion humaine. À l’inverse, le gigantisme de Manhattan n’est pas à la mesure humaine, mais à l’échelle du pouvoir que l’homme a acquis sur la matière par la technologie et qu’il croit avoir canalisé au travers de la civilisation.

Cette démesure comme perte du sens du sentiment vrai prépare l’avènement d’un autre type de monstre de l’autre côté de l’Atlantique, dans une Europe qui a sombré plus profondément encore dans la crise. Un monstre bien plus terrifiant, car il mènera une entreprise de destruction méticuleuse de ce qui fait l’essence même de l’humain. Un monstre qui malgré les apparences n’a rien à voir avec Kong, sa folie exterminatrice étant d’un tout autre ordre que celui de la bestialité animale. Malgré les dévastations qu’il cause à Manhattan, Kong n’en est pas le symbole, car il se transforme au contact d’Ann grâce au sentiment d’affection qu’il a développé à son égard, démontrant sa faculté d’humanisation. A contrario, le monstre froid et sanguinaire du nazisme ne possède pas la moindre pitié, ni aptitude à la rédemption.

La seule symbolique du monstre que nous concéderons à Kong est celle d’incarner par métaphore le potentiel de cette folie latente à la modernité technologique dans la scène du théâtre de Broadway où exposé enchaîné, il se libère de ses liens pour jaillir en un élan exterminateur sur la foule paniquée.

Film dans le film – où le théâtre est mis pour raccourci du cinéma –, cette scène illustre la dimension de violence contenue dans la pellicule cinématographique. Si l’on sent les spectateurs du théâtre impressionnés par Kong, on remarque également leur sérénité devant l’entrave du géant, carcan culturel du moderne sur l’archaïque, de l’homme sur la bête. Cette entrave se veut une affirmation de la supériorité du civilisé sur le sauvage qui de par son origine doit toujours être plus fort étant né par nature dans le respect des règles qui assurent la vie en société.

Si donc les âmes sensibles sont naturellement apeurées par la vue de Kong, les esprits imprégnés de la fausse supériorité que leur confère le statut du moderne sont assurés de ne rien céder à la panique, persuadés que la bête enchaînée ne peut rompre des liens plus forts que ceux du meilleur métal forgé par l’homme, car ce sont ceux de son état d’animal ! Pourtant, comme l’énonçait en pensée Brenham lors de la découverte de l’île du crâne « on est habitués de regarder les monstres conquis et entravés, mais là, on pouvait observer une chose monstrueuse et libre ».

Celle-ci finit par se libérer au détour des flashs tonitruants des journalistes, brisant net l'exultation générale accompagnant l’hallali de la bête pour se transformer instantanément en pure terreur, ce dont témoigne la vitesse avec laquelle le public quitte la salle. Libéré, le monstre effroyable né de la perversion de l’homme par la modernité et façonné par son désir de pouvoir peut enfin ravager le théâtre du monde à sa guise.

Cependant, la comparaison de Kong avec le monstre figure du nazisme s’arrête là. Rappel de la thèse bâtie sur le symbolisme du processus d’humanisation qui s’est produit au cœur de l’île par la séduction de la bête par la belle, Kong brise ses chaînes comme il traverse la muraille qui entoure Skull Island : sous l’impulsion des sentiments qui l’animent pour l’être aimé.

Kong ne se libère pas pour détruire par pure bestialité, mais pour partir à la recherche d’Ann. S’il s’acharne sur le théâtre, projette les véhicules et écrase les passants, c’est parce qu’il poursuit Driscoll de sa juste colère pour lui avoir dérobé l’objet de son affection. En se hissant sur l’Empire State Building comme sur le point culminant de son île où il offre une dernière fois à sa belle le spectacle merveilleux du soleil levant, Kong effectue le sacrifice de sa vie au nom de ce qui pour lui fait désormais seul sens. En cela, sa chute est une ascension !

©Spock

Publié dans Fantastique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article