Total Recall

Publié le par Spock

Voyage au centre du moi

 

Qui sommes-nous ? Qui est cette personne que j'appelle « moi » ? Se confond-elle entièrement avec ce que je suis, me définit-elle totalement ? Qui suis-je en dehors de mon ego, de ma mémoire ? Suis-je plus qu’un rêve ou une illusion ?

Nous sommes tellement habitués à vivre avec « nous-mêmes », de la première heure du jour à la dernière heure du soir, que nous en venons tout naturellement à croire dans l'intime et absolue conviction de notre permanence. Après tout, qui hormis ce « moi » qui est moi avons-nous connu d'autre en notre fort intérieur depuis que nous nous sommes éveillés à la conscience de notre propre existence ?

Faut-il voir comme une consolation le fait que le « je » sois doué de penser et le « moi » capable de volition ? Aussi limitées et faillibles qu’elles soient, la détention de ces capacités devrait suffire à nous faire accepter notre moi comme fondement de notre être. Or, ce qui fait notre capacité d’aperception et nous permet de juger du monde, nous fait également prendre le « propre de notre être » pour notre « être propre » !

Mais qu’il est difficile en se sachant mortel et périssable de vivre avec l’idée que tout ce que nous sommes ne serait rien d’autre qu’un mirage fut-il doté de facultés qui nous rendent unique au monde. Alors en réaction, nous nous inventons au-delà du « moi » égocentré, délimité par la personnalité et construit sur la mémoire, un « noyau infrangible », moins éphémère que l’ego et capable de survivre au corps, une entité en-soi qui serait à l’origine ultime de la pensée consciente et animerait notre volonté au travers des apparences fugaces et variées du moi.

Peut nous importe en fait que cette croyance spiritualiste dissimule la nature véritable de notre être, cette matérialité finie qui est la seule réalité existante, sous le déguisement de l’illusion. Le sentiment d’absurdité qui naît de l'inéluctabilité de notre fin suffit à nous faire préférer croire dans l’existence hypothétique d’un esprit irréductible, dont le moi et l’ego seraient l’expression subjective, plutôt que dans un « je » produit par l’arrangement particulier d’événements dans notre mémoire et qui n’est que l'illusion d'une subjectivité dépourvue de toute densité.

À la fin du film, dans la crypte des stellaires, lorsque Cohaagen dit à Quaid « Je voulais récupérer Hauser, mais vous vouliez absolument être Quaid » ? À qui s'adresse-t-il ? À Quaid ou à ce qui au plus profond de lui le préfère à Hauser ? Si Hauser fut vraiment « le premier dans son corps » comme il l’affirme lui-même où était-il pendant tout ce temps où Quaid l’habitait ? Dans un coin reculé de sa mémoire ? Sur un support de sauvegarde ? Dans la machine à implanter les souvenirs ? Si ce n’est pas l’implant de Quaid qui s’est activé trop tôt, risquant de faire rater l’opération minutieusement préparée par Hauser et Cohaagen, comment expliquer son attrait pour Mars alors que sa personnalité n’a pas été créé pour avoir le moindre intérêt pour celle-ci ?

Entré chez Rekall pour choisir une croisière ego sur Mars en tant qu’agent secret, Quaid nage après l’opération en pleine confusion. Le monde qu’il connaissait bascule subitement autour de lui. Sa femme veut le tuer, un contingent de tueurs se lance à ses trousses, son existence tout entière se révèle n’être qu’un leurre savamment orchestré. Est-il la victime d’un délire schizophrène qui affecte son esprit du fait d’un dysfonctionnement lors de l’implantation de faux souvenirs ou sa vie n'est-elle que le produit d'une invention visant une stratégie machiavélique ?

         Dans cet écheveau confus, l'option la plus simple est de souscrire au postulat de l'existence d'un noyau infrangible de l'être dont l’ego ne serait qu'une forme possible d'expression parmi une infinité d'autres. Dans ce schéma, ni Hauser, ni Quaid ne seraient des sujets en-soi, seulement des vêtements préférés l'un à l'autre et selon des critères auxquels nous n’avons pas accès par ce qui anime son être profond, c'est-à-dire son esprit ou son âme.

Prouver l’existence de l’âme n’est pas chose aisée, mais il n’appartient d’en supporter la charge qu’à celui qui la postule. La réfuter est par contre plus accessible. L’argument avancé contre ce qui constitue une pure croyance, conceptualisée par le dualisme cartésien qui distingue une ontologie différente entre le corps matériel et l’âme supposée « immatérielle », est leur inadéquation fondamentale. Comment quelque chose par « essence » opposé, voire contraire, à la matière et dont on ignore tout de la nature pourrait-elle commander à cette dernière ? Pour animer le corps, il ne faut pas un principe, mais un moteur et une source d’énergie. Mais sans nous aventurer dans ses débats, il y a plus simple que de postuler l’existence d’un noyau infrangible du moi.

Plus simple est de démontrer que l’hypothèse de l’accident schizophrénique est dénuée de fondement. Mais d’abord quelle est cette thèse ? Le docteur Edgemar qui fait irruption dans la chambre d’hôtel de Quaid sur Mars l’énonce ainsi : « Vous vivez une hallucination que notre banque de mémoire a amorcée, mais dont vous inventez la suite au fur et à mesure. On m'a implanté artificiellement pour endiguer le processus ». Quaid serait donc en plein délire, incapable de distinguer le rêve de la réalité.

Toutefois, pour que cette théorie soit fondée, il faudrait que l’implantation ait effectivement eut lieu. Or, la docteur de chez Rekall est claire sur ce point, la mémoire de l’ego n’a pas été implantée à Quaid : une partie de son cerveau qui contenait une mémoire résiduelle a été réactivée. Au passage, nous pouvons ainsi répondre à la question de savoir où est l’ego de Hauser, tapi quelque part dans le cerveau mû par le moi de Quaid. Pourquoi restons-nous alors dans l’idée d’une altération psychique ?

Nous arguerons que la réponse réside dans le ressort même du scénario qui consiste à énoncer les fils de l’intrigue au sein même de celle-ci. Toutefois, leur seule révélation ne suffirait pas, la subtilité tient dans le fait de les ériger comme ayant valeur de vérité. Mais ce n’est pas parce qu’elle adopte la forme d’un diagnostic médical, gage de crédibilité, que ce mécanisme emporte notre adhésion, mais en raison du caractère prémonitoire que la technique confère à cette divulgation.

Ainsi avant même que l’histoire n’ait réellement commencé, le vendeur de chez Rekall suggère à Quaid : « Vous êtes un espion en mission, opérant sous une couverture en béton. On essaie de vous tuer de tous les côtés. Vous rencontrez une magnifique créature exotique. A la fin du voyage, vous emballez la fille, tuez les méchants et sauvez la planète ! ». Or, n’est-ce pas ce qui se produit effectivement ? Le docteur Edgemar renchérit : « Votre rêve a commencé en pleine procédure d'implantation. Tout ce qui a suivi, les poursuites, le voyage sur Mars, le Hilton, sont des éléments de votre ego trip. C'est le forfait agent secret ! ».

Ajoutons à cela quelques éléments à même d’accentuer le doute, entre autre la photo de Mélina sur l’écran de contrôle chez Rekall, ce qui en fait un personnage de la croisière ego. On oublie cependant – et Quaid n’est pas fou lorsqu’il dit qu’elle est vraie parce qu’il a rêvé d’elle – que dans l’ordre chronologie son image apparaît au début du film bien avant qu’il n’entre chez Rekall.

Là où le piège devient vicieux, c’est lorsque le discours use des méthodes du raisonnement rationnel aux fins de faire passer une argumentation fantaisiste pour vraie, comme le principe dit « de parcimonie » ou « d’économie » qui pour départager deux hypothèses en concurrence préconise de choisir la plus simple. Ainsi, de ces deux propositions, laquelle paraît à votre avis la plus logique « Que vous soyez en crise de paranoïa après un trauma neurochimique  ? Ou que vous soyez un invincible agent secret de Mars victime d'un complot interplanétaire visant à le faire passer pour un modeste ouvrier de chantier ? ».

Et si nous n’étions pas encore totalement convaincu par la certitude que le caractère prémonitoire des événements vécus par Quaid ne peut avoir d’autre explication que celle de l’accident schizophrénique, le docteur Edgemar nous assène le coup de grâce. « Les murs de la réalité s'écrouleront. Un instant, vous serez le sauveur des rebelles, et le suivant, le meilleur ami de Cohaagen. Vous verrez même des civilisations aliens ! ».

Pour autant, il n’y a rien dans ce discours dont on ne puisse aisément démontrer qu’il est intrinsèquement fallacieux. Malgré les apparences, ces révélations savamment égrenées ne sont pas des brides du scénario lâchées à dessein au cœur de l’intrigue. Pour le vendeur de chez Rekall, ce n’est que du baratin de commercial destiné à embobiner le client. Quant au docteur Edgemar, ce sont des arguments visant à arriver à ses fins dans le cadre délimité de l’histoire, c'est-à-dire celui de servir les intérêts de Cohaagen. À bien y regarder ces supposées « révélations » n’ont pas plus de poids que de prétendues prévisions d’horoscope !

Comme l’horoscope, elles sont volontairement vagues, leur degré d’imprécision ayant pour finalité de les rendre pleinement à même de pouvoir recevoir les plus larges interprétations possibles, ce qui conséquemment leur permet d’apparaître valables pour la plus grande majorité. Ainsi, pour ce qui est de la promotion de la croisière ego de Rekall, quel espion digne de ce nom ne serait pas par principe protégé par une couverture insoupçonnable ? Quel espion se voulant à la hauteur du mythe de l’invincible agent secret popularisé par James Bond ne serait pas poursuivi par une armée de méchants voulant sa mort, confronté à des enjeux qui mettent sa vie en danger et ne sauverait pas le monde à la fin de l’histoire, en n’oubliant pas naturellement « d’emballer » l’héroïne féminine au passage ?

Les arguments du docteur Edgemar vous paraissent peut-être posséder un caractère prémonitoire plus solide en affirmant que Quaid deviendra le sauveur des rebelles avant de devenir le meilleur ami de Cohaagen ? Ce serait oublier que Edgemar est à la solde de Cohaagen est donc qu’il n’est pas sans ignorer les liens qui unissent les deux hommes. De plus, l’intervention de Edgemar démontre en elle-même que ses poursuivants sont pressés de l’intercepter avant qu’il ne parvienne à passer dans le camp des rebelles. Quant à la civilisation alienne, elle fait également partie de la croisière ego et donc du lot de stéréotypes qu’elle contient en termes de peuplement antérieur de Mars par d’autres espèces.

Enfin pour ce qui est de l’explosion des parois du dôme de verre qui protègent les installations martiennes sous l’effet de l’atmosphère qui se répand sur la planète, on peut certes le voir comme une interprétation libre d’une prédestination soutenue par l’affirmation du docteur Edgemar selon lequel « les murs de la réalité s’écrouleront » autour de Quaid. Ou plus rationnellement comme un élément type du discours de la psychanalyse qui use de symboles matériels pour décrire la réalité mentale.

Quaid n’est donc pas schizophrène ou du moins s’il perd contact avec la réalité, ce n’est pas parce qu’il est victime d’une psychose délirante induite par un appareil qui veut lui implanter de faux souvenirs. Quaid est un ego factice, créé de toutes pièces par l’agence martienne dirigée par Cohaagen pour écraser la rébellion. Rien de plus normal alors que la découverte du caractère illusoire de son existence le déstabilise et le plonge dans la confusion.

Toutefois, qu’il soit une invention humaine et non le produit de la nature ne fait pas pour autant de lui une aberration comme l’affirme Cohaagen. « Vous n'êtes rien ! Vous n'êtes personne ! Qu'un rêve inepte ! ». Quaid est aussi réel que Hauser, non pas en raison du fait qu’il présente toutes les caractéristiques psychiques du moi véritable d’une personne, mais simplement parce que Hauser lui-même n’est pas une entité en-soi !

Cette explication a été énoncée dès le départ : il n’existe pas de noyau infrangible du moi, autonome et indépendant de tout ancrage dans l’historicité du sujet. Ce que je suis, c’est une impression subjective qui émerge d’une mémoire comme le reflet d’une histoire. Une mémoire structurée à partir d’un arrangement circonstancié d’événements qui confère à mon ego un caractère propre au travers duquel je me perçois comme étant « moi ».

Quant à la croyance dans un soubassement ontologique du moi, elle n’est que le fruit de l’illusion phénoménale produite par le cerveau qui relie chaque instant épars de conscience en un film dont l’aperception nous apparaît linéaire, continue et permanente. Il n’en faut pas plus pour expliquer ce que nous sommes, mais cela est également suffisant pour en assurer le déni et, si les circonstances l’exigent, pour défendre notre moi aussi chèrement que s’il se confondait avec… notre peau.

La coloration de la personnalité est différente d’un individu à l’autre, bien que le moi soit construit sur les mêmes bases et mu par les mêmes principes. La même histoire personnelle peut de ce fait engendrer deux ego totalement différents et conséquemment deux mémoires différentes produirent deux ego distincts, tels ceux de Hauser et de Quaid. Aussi, n’est-il nul besoin de recourir à l’hypothèse d’un ego comme entité en-soi pour justifier du fait que Quaid veuille perdurer dans un corps précédemment « occupé » par l’ego de Hauser, ni qu’il partage avec ce dernier certains centres d’intérêts comme Mars ou Mélina... Il suffit de considérer le « moi » comme un programme émulé par le cerveau.

Evidemment, il serait préférable pour la compréhension de ce qu’est la conscience de soi de disposer d’une théorie complète qui en expose la mécanique phénoménale, ce que la science ne possède pas encore. À défaut et afin d’éviter que nous ne soyons à nouveau tentés de nous tourner vers une explication spiritualiste de la nature du moi, il convient de montrer en quoi celle-ci se forme aisément à partir d’une autre illusion, celle du langage.

En disant à Quaid « Je voulais récupérer Hauser, mais vous vouliez absolument être Quaid », Cohaagen crée artificiellement une dissociation entre le moi de Quaid et un en-soi hypothétique supposé habiter nativement son corps, celui qu’il désigne comme le « vous » et auquel ses propos nous font croire qu’il s’adresse.

C’est la même chose lorsque nous parlons de « notre » corps comme « d’un objet qui m’appartenait ». Mais, qui est son propriétaire ? Lorsque Descartes dit « je pense donc je suis », il fait abstraction du corps. Le « je » est mis pour une chose propre, désincarnée, un principe qui se suffit à lui-même. Ne lui est-il pas venu à l’idée que ce « principe » pouvait tout simplement être une fonction de la machinerie cérébrale et en tant que tel le fait propre du corps ? La façon de produire la pensée est-elle plus simple à se représenter en postulant l’existence d’une âme immatérielle ?

©Spock

Publié dans Science-fiction

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