A l'aube du 6ème jour

Publié le par Spock

 

Tentation funeste

 

          Le film s’inscrit dans la lignée du Faust de Goethe. Le clonage y est conçu tel un pacte avec le diable ou l’homme aliène sa liberté en croyant se libérer de la mort. Méphistophélès est incarné par la toute-puissance d’une industrie génétique, coopté par le président de REPET. L’homme n’est plus qu’un objet de consommation, jetable, que l’on peut remplacer facilement par beaucoup mieux. Dans cette optique, la mise en scène est profondément imprégnée par une véritable culture du clonage, faite de messages directs et d’allusions subliminales. Chacun d’entre eux est un argument incitatif en faveur du clonage. Matraquage publicitaire et manipulation psychologique y ont pour but de préparer le terrain à un meilleur des mondes.

Ainsi, dès le réveil d’Adam Gibson, un discours en faveur du clonage vient le tarauder sans relâche. Lorsqu’il se regarde dans un miroir, celui-ci ne lui renvoie pas seulement son image, mais celle de sa famille et celle du monde au travers des actualités. Dans cette vision, le clonage dessine une vision ubiquitaire de la réalité qui transparaît en filigrane à chaque moment de son existence.

C’est l’anniversaire d’Adam et celui-ci interroge sa femme pour savoir s’il n’a pas vieilli : sous-entendu si tel est le cas pourquoi ne ferait-il pas appel au clonage comme source de jouvence ? Son chien se meurt : pourquoi ne pas le remplacer par un clone afin d’éviter le chagrin de sa fille ? L’associé d’Adam vient le chercher en voiture. L’ordinateur qui équipe le véhicule est un assistant parfait pour libérer le conducteur des tâches répétitives. Pourquoi alors ne pas recourir au clonage comme un vecteur de réincarnation, avec l’avantage de faire abstraction des étapes inutiles telle la naissance ou l’enfance pour « passer » directement d’un corps à l’autre comme de sauter en marche d’une voiture dans une autre ? Adam est pilote d’hélicoptère. On le voit téléguider un appareil comme un jeu vidéo. Le clonage serait-il le moyen de mieux diriger sa vie en lui donnant la possibilité de recommencer certaines étapes, d’effacer ses erreurs ?

Les questions éthiques et philosophiques écartées, le principal problème du clonage se réduit à savoir comment le faire accepter par les plus réticents, ce qui se traduit dans les faits par une question de propagande publicitaire. Pourtant, le clonage possède d’éminents aspects néfastes. Il ampute l’enseignement de la vie. La mort du chien de sa fille est un phénomène naturel et Adam a raison de prôner le respect de l’ordre des choses.

La mort est le lot commun de l’humanité et il serait illusoire et présomptueux de croire que le clonage pourra jamais nous en libérer. De plus, si tant est que le clonage puisse un jour déclencher une révolution copernicienne, elle prendra un sens tout particulier avec l’homme, car de tous les animaux, il est le seul à se savoir conscient d’exister. Certes, nos animaux de compagnies pourront bénéficier du clonage, mais ils ignoreront avoir été dupliqués. Aussi, la révolution copernicienne consistera en cela que la mort cessera d’être le terme absurde de l’existence seulement pour celles des créatures vivantes qui auront conscience d’y avoir échappé grâce au clonage.

          La dimension viciée de ce phénomène sera que le fait de tuer une personne ne constituera plus un crime en regard du caractère irréversible de l’acte, mais un don de la vie ! Mettre un terme aux souffrances d’un mourant plutôt que de s’acharner à vouloir à tout prix prolonger son existence de douleurs pourrait devenir le mode de pensée normal et légal dans quelques années ! Si la chose est au mieux paradoxale pour nous aujourd’hui – le meurtre ne saurait être une condition nécessaire à la vie – au pire inacceptable, la question n’est pas de savoir qui décidera de ceux qui bénéficieront de ce privilège – l’attribution des clones ne se fera évidemment pas sans intérêt partisan –. Il n’est pas souhaitable sous quelque aspect que ce soit que l’homme en vienne à préférer la mort à la vie, fusse-ce parce qu’elle serait la clé de l’immortalité.

         De plus, que soit abrogée l’interdiction du clonage humain et ce n’est pas seulement le destin génétique de l’humanité qui sera transformé, mais également son avenir sociétal. Si les interventions de la médecine dans l’ordre du vivant ont pu jusqu’alors avoir des conséquences importantes, elles sont hors de toutes proportions avec le clonage sur les rapports de l’homme en société et conséquemment sur la forme de celle-ci. Le film introduit en particulier la notion d’eugénisme d’une manière si subtile qu’elle nous apparaît comme évidente, car si le clonage humain est à l’heure actuelle interdit – à l’instar de l’eugénisme positif visant à fabriquer un enfant sur mesure par le choix de ses caractéristiques génétiques – le clonage devient dès lors le lieu de tous les possibles.

          N’ayant aucun droit, le clone ne pourra pas porter plainte, d’ailleurs il ne devrait même pas connaître la vérité sur son origine. Les enfants de demain devront peut-être se battre pour connaître leur origine tandis qu’il sera normal d’ignorer si l’on est un clone ou un être humain original ! Devra-t-on ajouter sur les formulaires médicaux, en plus de la mention « Ne pas réanimer », la mention « Ne pas cloner » !

Nonobstant cet aspect du problème, avant même d’imaginer la possibilité technique en elle-même, il faut déjà commencer par démontrer philosophiquement que la création d’un clone équivaut à prolonger l’existence d’une personne dans un autre corps ou s’il ne pourrait pas créer un nouvel être avec une psychologie susceptible de diverger finalement de celle de son modèle ?

L’individu est ici tout entier réduit à sa mémoire. L’identité, la personnalité, le soi ne sont que des souvenirs stockés par le cerveau qu’il est possible de récupérer sur un disque dur afin de les transférer dans un autre corps comme un simple logiciel. Je ne discuterai pas de la possibilité philosophique d’un tel transfert. L’on tiendra seulement compte du fait qu’il se heurte au problème bien connu en mécanique quantique de l’impossibilité de connaître à la fois la position et la vitesse d’une particule subatomique et par conséquent de déterminer avec précision le schéma détaillé du « logiciel de l’esprit ».

Nous considérerons ici le clonage comme une forme de « réincarnation contrôlée » dont la plus grande difficulté réside, comme le montre le film, dans la subsistance du sujet original après la fabrication de son clone. L’intérêt de cette hypothèse, c’est l’ignorance par les clones de leur véritable origine. Adam Gibson croit être la version originale de son moi depuis qu’il s’est réveillé dans le taxi. Cette certitude le motive, comme elle anime le champion de Base Ball ou l’associé d’Adam. Sans cette illusion, que vaudrait la vie d’un clone ? La femme du généticien de REPET sait qu’elle n’est pas sa véritable femme. De plus, étant atteinte par une maladie génétique incurable, ajoutée artificiellement à son patrimoine génétique par sécurité, elle refuse de se battre contre la mort.

          En vérité, elle n’accepte tout simplement pas d’être un double ! Toutefois, elle a tort, car en l’absence de la vraie femme du généticien, elle en devient naturellement le prolongement, à défaut de la réincarnation. Aussi, l’argument selon lequel ses émotions ne sont pas les siennes est erroné, car le fait d’être un clone n’enlève rien au caractère personnel du ressenti proprioceptif qu’elle éprouve. Ce qui lui confère une sensibilité émotionnelle propre, ce n’est pas un quelconque rattachement à la mémoire d’une tierce personne, mais le ressenti phénoménologique privé qu’elle éprouve comme l’expression d’une capacité inhérente à tout être conscient. Il s’ensuit qu’un clone ne saurait être considéré comme le reflet exact de son modèle, ni son prolongement psychique. Identique au départ, sa psychologie finira par différer et par s’en éloigner progressivement, sauf si le sujet se persuade n’être qu’un double. En d’autres termes, l’apparente identité d’un clone avec son modèle est une pure question d’auto suggestion !

C’est exactement ce qui se passe avec le clone d’Adam Gibson. Sa personnalité est l’exacte réplique de celle de son modèle et pour autant que son existence diffère de celle de ce dernier dès le moment où il s’éveille à la vie, l’on peut être assuré du fait que le vrai Adam Gibson réagirait exactement de la même manière s’il était à sa place. Toutefois, les choses changent avec la découverte de son origine, car la réponse à la question métaphysique de savoir qui il est n’est désormais plus la même que celle que son modèle a de lui-même ! Son aperception se modifiant, sa psychologie va dès lors commencer à s’éloigner insensiblement de celle de son modèle. Il s’ensuit que la manière dont un clone peut donner un sens à sa vie s’inscrit dans ce processus comme une prise de conscience du caractère propre de son existence, phénomène illustré par le clone d’Adam Gibson qui à la fin du film prend un nouveau départ.

En somme, si réduire la personne à sa mémoire apparaît comme une nécessité pratique qui permet de justifier du transfert de la personnalité dans une conception du clonage conçue comme la continuité du sujet, c’est un raccourci philosophique trop rapide qui ne tient pas compte de la dimension phénoménale de la conscience de soi. Il n’en reste pas moins que cet aspect fût-il fondamental mis à part, les problèmes induits par le clonage demeurent, comme de savoir entre autres choses ce que devient la mort en elle-même avec le clonage ? La réponse donnée dans le film est celle d’un simple « événement » dans la vie d’une personne !

Le film repose en effet sur l'axiome d’un transfert numérique et donc d’une copie de la mémoire. L’on peut concevoir que si cette « copie » a lieu immédiatement après la mort du sujet (avant que toute activité cérébrale n’ait cessé) celle-ci puisse inclure ce qui une fois réactivé dans la mémoire du clone deviendra pour lui un souvenir, avec toutes les séquelles l’accompagnant. C’est ainsi que l’un des hommes de main du président de REPET est écrasé par une voiture et après avoir été cloné se plaint d’avoir du mal à respirer…

Nonobstant le fait que si le clone n’est pas la continuité de son modèle leurs souvenirs se confondent, il ne saurait être judicieux en aucune manière que le traumatisme de la mort soit un souvenir. Personne ne sait quelle forme pourrait avoir un tel traumatisme, ni comment le sujet pourrait réagir après une dizaine de clonages faisant suite à des morts aussi atroces que rapprochées dans le temps. Mais, s’il existe un moyen d’abolir la mort par un quelconque stratagème, celui-ci ne saurait être efficace qu’à proportion qu’il soit sensé. Qui accepterait de vivre éternellement avec les souvenirs de sa mort présents à sa mémoire ?

Le film postule toutefois qu’il est possible de gommer de telles souffrances grâce au procédé technologique permettant le transfert des souvenirs. L’enregistrement de la mémoire du sujet s’avère en effet pouvoir servir à la lecture de ses pensées. Or, si l’on peut lire, on est également en mesure d’effacer et de reprogrammer des pans entiers de mémoire. Cette possibilité étend l’eugénisme au psychique en visant à terme une perfection mentale complète.

Le film crée une tension constante entre les conséquences délétères du clonage humain et la tentation qu’il exerce sur notre esprit. Il nous pose un dilemme : si nous disposions du moyen de repousser la mort, devrions-nous y renoncer par principe, croyance, respect de la vie ou simplement par peur des conséquences ou devrions-nous tenter le pari peu importe les implications ?

L’on peut croire que la situation est biaisée, que nous avons le choix, tout dépend de la manière dont est présentée la question. Le film met ainsi en parallèle robotique et clonage. Dans le futur suggéré voitures et hélicoptères peuvent être téléguidées par ordinateur, mais il n’y a nulle présence d’animaux robots. La question n’est tant que la robotique ne puisse pas fabriquer des compagnons de synthèse aux enfants, mais qu’en matière de fac-similé seul le clonage se révèle capable de produire des doubles acceptables. Ce n’est pas que nous soyons plus susceptibles de nous laisser abuser par la génétique ou que la robotique soit incapable de construire des êtres de synthèse à l’exacte image du vivant, mais parce que aussi peu moral que soit le clonage celui-ci reste malgré tout dans le domaine du vivant. Comme il est habituel de dire en virologie, tant que « la barrière des espèces n’est pas franchie », si du moins nous pouvons considérer les robots comme une espèce au titre de la définition donnée au vivant.

Il ne saurait donc y avoir d’alternative autre que celle de nous engager ou non sur la voie du clonage, toute indécision, demi-mesure ou travestissement des aspects éthiques du problème au profit d’une progression larvaire et déguisée ne sont que les signes d’un choix inconscient et non assumé.

D’un côté, la décision du clonage semble nous appartenir à nous seuls. Face à un marché de consommation qui peut paraître lui faire une proposition honnête, Adam Gibson refuse le clonage du chien de sa fille en son âme et conscience, mais parallèlement le même système taraude l’esprit d’un sénateur en jouant sur la vie de son fils pour tenter de faire annuler la loi anti-clonage. Soudain, sans en avoir conscience, la décision est prise pour nous. Adam est cloné à son insu. Sa vie bascule entre les mains d’un système qui le dirige dès lors à sa guise en vue de satisfaire ses propres fins.

         Dans l’œuvre de Goethe, Faust signe avec Méphistophélès un pacte sans ambiguïté et pour cause puisque c’est Faust lui-même qui le dicte ! Le pacte hérite sa valeur de l’absence de piège dans ses termes. Au nom des bénéfices qu’il veut retirer de cette alliance, Faust choisi d’en ignorer les aspects négatifs. L’on peut croire dans sa crédulité quant au prix à payer ou à sa fascination face au pouvoir qui lui est promis, mais c’est pleinement conscient qu’il signe.

Le clonage humain représente également un eldorado, devant lequel emplis d’un enthousiasme aveugle nous ne voyons que les trésors. Le clonage humain nous promet l’accès à l’immortalité, mais n’en est-il pas de même avec tous les progrès de la science ?

Prenez la cryogénisation de malades incurables dans l’attente des progrès de la médecine. L’espoir de se réveiller en bonne santé les a aveuglés. À l’instant même où les cellules de leurs corps furent plongées à des températures proches du zéro absolu, elles ont été irrémédiables lésées et ce ne sont pas les progrès futurs de la science qui pourront changer quoi que ce soit à cet état de fait.

La demi-mesure c’est de voir comme un bienfait le clonage thérapeutique qui met à la disposition de chacun des organes de remplacement. Le refus de notre nature qu’il dissimule pourrait constituer le premier pas vers une transformation génétique majeure. Quant au « clonage » de la personnalité, il prépare les consciences à l’idée que l’esprit n’est qu’un état transitoire.

L’idée n’est certes pas nouvelle, la tentation d’évoluer vers un état supérieur non plus. Sa formulation se décline de façon différente à chaque époque suivant l’évolution des progrès de l’homme. Mais, c’est sous les atours scientifiques que le pacte de Faust est formulé de la manière la plus insidieuse. Le pacte se prépare d’abord sur le terrain économique, comme offre gratuite et sans contrepartie autre que purement financière d’un avenir meilleur pour soi et ses enfants, avant de prendre assise sur le plan philosophique pour y faire taire la critique en inventant les justifications qui lui font défaut.

Cependant, voir l’histoire de l’humanité comme un immense dessein qui a pris racine dans les limbes génétiques de notre espèce à l’aube de son éveil à la conscience et lui concevoir un destin souverain mû par une irrépressible prédestination, c’est nier les mécanismes de la sélection naturelle. Il n’y a aucune place privilégiée réservée à l’homme dans l’univers, pas plus qu’il ne saurait y avoir de cause propre à notre disparition. Par le fait, le clonage n’est pas l’instrument élu à notre élévation, ni à notre autodestruction. Il se pourrait qu’il soit seulement une tentation sur notre chemin, à moins qu’il ne devienne une bifurcation vers un futur génétique inexploré.

 

©Spock

 

Publié dans Science-fiction

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